Archive for décembre, 2021

« My Father’s House » de Bruce Springsteen

L’album de 1982 de Bruce Springsteen intitulé « Nebraska » a commencé par une mesure de contrôle des coûts afin de réduire le temps de studio nécessaire à son E Street Band pour créer de nouvelles chansons. Initialement, Springsteen a enregistré des démos pour l’album chez lui avec un magnétophone 4 pistes. En écoutant les résultats, le consensus était que les chansons étaient très personnelles et que l’essence folk simple et intense présente sur les cassettes élémentaires ne pouvait pas être reproduite ou égalée dans le studio avec la sorte de rock & roll fougueux et expansif que l’E Street Band produisait. Springsteen a alors décidé que ces histoires étaient mieux racontées par un homme, une guitare. C’était une décision audacieuse de sortir les enregistrements initiaux tels quels.

La chanson-titre « Nebraska » fait référence à Charles Starkweather, qui a tué de façon insensée onze personnes au Nebraska et au Wyoming entre décembre 1957 et janvier 1958, alors qu’il avait 19 ans. Pendant sa frénésie, Starkweather était accompagné de sa petite amie de 14 ans, Caril Ann Fugate. La chanson donne certainement le ton pour le reste de l’album : plusieurs des chansons sont dures, violentes et pleines de désespoir. D’autres, comme « My Father’s House », sont profondément personnelles et s’inspirent du passé de Springsteen, en particulier de sa relation compliquée avec son père.

En 2009, plusieurs artistes se sont produits au Centre Kennedy à Washington D.C. pour honorer la vie et la musique de Bruce Springsteen. Au cours des cérémonies, Jon Stewart a fameusement déclaré : « Je crois que Bob Dylan et James Brown ont eu un bébé. Et ils ont abandonné cet enfant sur le bord de la route, entre les échangeurs de sortie de 8A et 9 sur l’autoroute du New Jersey. Cet enfant est Bruce Springsteen. »  Ben Harper a également interprété une version abrégée de « My Father’s House » qui a laissé l’auditoire soit stupéfait ou en larmes. J’ai emprunté ici quelques parties de la brillante interprétation de Harper.

La maison de mon père

La maison de mon père

« My Father’s House » a une signification particulière pour moi et notre famille. Ma sœur Diane est née à la fin de 1951 et mon père savait déjà que sa maison louée à côté d’Annie Powers, le célèbre médecin de notre ville, ne pourrait plus accueillir neuf personnes. Nous serions maintenant six enfants et mon grand-père Villeneuve était également de la famille. Mon père a commencé à construire une maison de sa conception, avec l’aide d’amis, de relations et de voisins, comme cela se faisait dans notre communauté francophone à l’époque. Nous avons emménagé dans notre nouvelle maison en 1952.

Mon enfance, lorsque j’ai grandi dans la maison de mon père, dans notre petite collectivité, était aussi parfaite que n’importe quelle enfance. Nous étions à l’aise. Mes parents avaient leur chambre au rez-de-chaussée et tout les autres dormaient en haut. Mes deux sœurs avaient leur propre chambre, tout comme mon grand-père, et les quatre garçons partageaient une grande chambre avec deux lits doubles – les garçons aînés, Jean-Guy et Gabriel dans un lit, mon frère Robert et moi dans l’autre. Je me sentais toujours en sécurité.

Mon grand-père était un homme d’un autre monde, un contemporain de Wyatt Earp, Jesse James et Mark Twain. Il était aussi fort qu’un boeuf et aussi imposant que les grands pins dans notre cour. Il était gentil et nous construisait des jouets en bois dans l’atelier de mon père au sous-sol. Sa présence impressionante et silencieuse reste toujours avec moi et j’ai écrit une pièce instrumentale en son honneur, que vous pouvez entendre en cliquant ici.

Jean-René Séguin

Jean-René Séguin

Mon père, Jean-René Séguin (1908-1975), était un homme de la Renaissance. Né à Rockland, il a commencé à travailler à l’âge de douze ans, essayant de venir en aide aux besoins de sa famille. C’était le sort de beaucoup de garçons à cette époque. Mon père se levait tôt, déjeunait et marchait jusqu’à la rivière des Outaouais où il avait une chaloupe amarrée sur la rive. Il traversait la rivière, ancrait son bateau et travaillait toute la journée dans l’industrie forestière à Thurso, abattant des arbres et faisant tout autre travail nécessaire. À la fin de la journée, il regagnait le bord ontarien de la rivière et rentrait chez lui pour un souper tardif. On lui payait un dollar par jour.

Même s’il n’avait qu’une éducation de sixième année, mon père comprenait mystérieusement les mathématiques, la trigonométrie et l’algèbre. Il produisait régulièrement des plans pour de nombreux constructeurs locaux et ses plans répondaient toujours à toutes les normes provinciales, à une fraction du coût qu’aurait chargé un architecte professionnel. Il était le seul en ville qui pouvait construire un escalier, une opération très compliquée, la formule impliquant la relation entre les angles inclinés, les angles horizontaux et la hauteur. Son atelier comprenait un tour et il y produisait des choses étonnantes, allant des pieds de table élégants et courbés aux bols à salade en bois bicolore. Il ne s’arrêtait à rien pour prendre soin de sa famille, allant jusqu’au piégeage pour les fourrures. Notre sous-sol avait souvent des fourrures qui séchaient sur des formes en bois et il y avait même au sous-sol une peau d’ours entière que mon frère Robert enfilait pour m’effrayer. Il s’est même intéressé à la taxidermie pour divers clients. Pour sa détente, il construisait des locomotives à l’échelle, installées sur une planche de contre-plasqué, avec des châteaux d’eau, des tunnels, des ponts et des dépôts, le tout fait à l’échelle.

Tous les membres de notre famille ont été chanceux d’avoir un père comme le nôtre. Je joue « My Father’s House » à sa mémoire.

Richard Séguin – voix, guitares acoustiques, mandoline

My Father’s House

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« Single Girl, Married Girl » de la famille Carter

Pénible est le sort de toute femme
Elles sont toujours contrôlées, toujours confinées
Contrôlées par leurs parents avant de devenir épouses
Puis esclaves de leur mari pour le reste de leur vie

« The Wagoner’s Lad », chanson traditionnelle recueillie et publiée en 1916.

Originalement appelée « musique de montagne » ou « musique hillbilly », la musique rurale des années 1920 était très loin de l’industrie internationale de plusieurs milliards de dollars que nous appelons maintenant « musique country. » Dans son sens original, la musique country, c’est-à-dire la musique faite par des gens des régions rurales, était ce que les cajuns appellent « la vraie chose, chère. » C’était la musique de la vie, avec tous ses défauts, une partie venant des îles britanniques à travers des océans de temps, une autre venant de les États-Unis, des usines de coton, de la mine ou de la taverne.

Les enregistrements commerciaux de musique country ont commencé en 1922 avec des artistes comme l’oncle Dave Macon et Vernon Dalhart qui se sont rendus à New York pour enregistrer dans les studios des grandes maisons de disques. Pour plus d’informations sur l’oncle Dave Macon et sa musique, cliquez ici.

Avec l’avènement des enregistrements électriques en 1925, l’équipement est devenu beaucoup plus sophistiqué et beaucoup plus portable. En 1927, le producteur Ralph Peer (1892-1960) de la Victor Talking Machine Company fit un voyage de deux mois au sud des Appalaches, dans les villes de Savannah, en Georgie, Charlotte, en Caroline du Nord et Bristol, au Tennessee pour enregistrer différents styles de musique country joués par des artistes qui n’auraient pas pu se rendre à New York. À l’époque, le contact personnel entre les musiciens était le lien principal qui avait permis aux vieilles chansons d’être maintenues vivantes. La musique était jouée et chantée des grands-parents aux parents et des parents aux enfants.

Peer a reconnu le potentiel de la musique de montagne, car même les habitants des Appalaches qui n’avaient pas d’électricité possédaient souvent des Victrolas à manivelle ou d’autres phonographes. Conjuguée à l’avènement de stations de radio plus puissantes qui ont fait entrer la musique country dans les foyers des Appalaches, la technologie d’enregistrement orthophonique a permis aux gens d’écouter de la musique quand ils le voulaient.

Peer a installé son équipement d’enregistrement et, grâce à des annonces à la radio et dans les journaux, a invité des musiciens à venir à Bristol et à se faire payer pour enregistrer leur musique. Les enregistrements qui ont suivi, souvent décrits comme le « big bang » de la musique country, ont mené à la découverte de deux des plus grands talents de cette époque, Jimmie Rodgers et la famille Carter. Pour plus d’informations sur Jimmie Rodgers et sa musique, cliquez ici.

La famille Carter est originaire de la Virginie et se compose de A.P. (Alvin Pleasant) Carter (1891-1960), de son épouse Sara Carter (1898-1979) et de la cousine et belle-sœur de Sara, Maybelle Carter (1909-1978), qui a marié le frère d’ A.P., Ezra « Eck » Carter (1898-1975). Tout au long de sa carrière, Sara Carter a chanté la voix principale et joué de la guitare ou de l’autoharpe, tandis que Maybelle chantait l’harmonie et jouait de la guitare solo. Sur certaines chansons, A.P. ne se produisait pas du tout; sur d’autres, il chantait de l’harmonie et des chants d’arrière-plan et, à l’occasion, il chantait la voix principale.

Le style de guitare distinctif de Maybelle est devenu une caractéristique du groupe, et son « Carter Scratch », comme on l’appelait, est devenu l’un des styles de jeu de la guitare les plus largement copiés. C’était une façon de jouer une mélodie et du rythme en même temps, faisant de la guitare un instrument principal, et inspirant d’innombrables musiciens après elle. Par exemple, quand j’avais 13 ans et j’apprenais à jouer de la guitare, la première chanson que j’ai apprise à jouer fut « Wildwood Flower » de la famille Carter, qui mettait en vedette l’art de Maybelle. Chaque ado qui apprenait la guitare à cette époque a appris « Wildwood Flower », l’une des pièces les plus didactiques jamais écrites. Un guitariste afro-américain du nom de Lesley Riddle a appris à Maybelle comment jouer simultanément la mélodie et le rythme. Riddle a aussi accompagné A.P. Carter dans plusieurs de ses voyages de repérage qu’il a faits afin de recueillir des chansons à jouer et à enregistrer après les enregistrements de Bristol.

« Single Girl, Married Girl » est le deuxième disque 78 tours que la famille Carter a enregistré pour Victor Records, le 2 août 1927. Cette version a plus tard été incluse dans la Anthology of American Folk Music de Harry Smith, la « bible » de la renaissance folklorique des années 1960. Notamment, la chanson ne met pas en vedette A.P. Carter, mais est plutôt un solo de Sara Carter sur l’autoharpe accompagnée de sa cousine Maybelle sur une simple guitare Stella.

Les paroles de « Single Girl, Married Girl » décrivent non seulement la détérioration du mariage de Sara et d’A.P., qui s’est terminé par un divorce en 1936, mais offre aussi une comparaison frappante du sort des femmes mariées et des filles célibataires dans les années 1920. À cette époque, les femmes mariées consacraient toute leur vie à s’occuper de la famille. Les filles célibataires, souvent appelées « Flappers », fumaient, buvaient, portaient leurs jupes courtes et leurs cheveux encore plus courts. Les femmes mariées devaient avoir des enfants, faire la lessive, préparer les repas et nourrir les enfants, nettoyer la maison et, dans le cas particulier de Sara, couper du bois de chauffage et labourer les champs. A. P. était parti de chez lui dans la Poor Valley (bien nommée) pour de longues périodes, essayant de vendre des boutures d’arbres fruitiers et voyageant dans de nombreuses communautés isolées des Appalaches centrales avec son ami Lesley Riddle, recueillant des chansons de divers chanteurs et musiciens qui finirent par se retrouver dans le répertoire de la famille Carter.

Même après avoir obtenu le droit de vote en 1920 (seuls les hommes blancs pouvaient voter aux États-Unis avant 1920), les femmes n’étaient pas sur un pied d’égalité avec les hommes dans pratiquement tous les domaines de la vie. On s’attendait à ce que les femmes mariées se consacrent à la gestion du ménage, à l’éducation des enfants et à l’acceptation du jugement de leur mari. Au début de la décennie, la plupart des femmes des Appalaches vivaient dans des zones rurales sans électricité. Ils devaient garder la nourriture fraîche sans réfrigérateur, repasser avec un fer à repasser qui devait être constamment réchauffé, cuire sur un poêle à bois, aller à un puits extérieur pour l’eau, et toujours visiter une bécosse au lieu d’une salle de bains. L’électrification rurale n’a atteint de nombreuses maisons rurales des Appalaches que dans les années 1940. La plupart des Américains croyaient que les femmes ne devraient pas travailler à l’extérieur de la maison si leurs maris occupaient un emploi. Si les femmes travaillaient, les employeurs avaient le droit de les congédier après leur mariage ou si elles avaient des enfants, une pratique qui dure encore aujourd’hui chez les femmes non syndiquées. Les femmes célibataires, divorcées ou veuves, faisaient également face à de nombreux défis. Une femme non mariée ne pouvait pas présenter une demande de crédit sans avoir un cosignataire masculin.

Bien que le divorce ait été plus accessible dans les années 1920 qu’il ne l’avait été dans les décennies précédentes, il portait encore une lourde stigmatisation. Il y avait peu de ressources juridiques ou d’options pour les femmes qui étaient coincées dans des relations violentes. Toute la famille d’un de mes amis d’enfance a beaucoup souffert aux mains d’un père violent. Sa mère a supplié l’Église catholique de lui accorder le divorce, mais elle fut ignorée. Le divorce n’était permis que dans les situations où il y avait adultère, bien que des exceptions étaient faites dans les cas de bigamie ou d’impuissance. Dans les cas de divorce, les femmes devaient prouver qu’elles étaient saines d’esprit si elles voulaient obtenir la garde de leurs enfants. Les femmes divorcées étaient universellement considérées comme des échecs, trop faibles et inaptes pour être mères.

Sara Carter a épousé Coy Bayes, le cousin germain de A. P., et a déménagé en Californie en 1943. Le groupe Carter original s’est dissous à la fin des années 1940. Maybelle a commencé à jouer avec ses filles Helen, June et Amita sous le nom de The Carter Sisters and Mother Maybelle (le groupe s’est rebaptisé The Carter Family dans les années 1960).

En 1949, le guitariste Chet Atkins (1924-2001) a quitté son emploi à Knoxville, au Tennessee, pour rejoindre les Carter. Leur musique a rapidement attiré l’attention du Grand Ole Opry, bien qu’Atkins ait été initialement interdit de tous ses spectacles. Les interprètes de l’Opry pensaient, et à juste titre, qu’Alkins était un trop bon guitariste et qu’il ferait paraître tout les autres inférieurs. Ils finirent par céder et Atkins devint membre de l’Opry dans les années 1950. Atkins a commencé à travailler sur des sessions d’enregistrement et on lui attribue largement la création du « Nashville Sound » qui, malgré sa popularité, a fait sombrer la musique country au niveau de la chanson populaire à partir des années 1960.

En parlant de l’auteur-compositeur du Piedmont Dorsey Dixon (1897-1968), l’historien Patrick Huber a dit qu’il « possédait un don rare pour exprimer … des messages sociaux compliqués dans un langage franc, d’autant plus poignant par sa simplicité. » On pourrait dire la même chose de Sara Carter. Dans le contexte de la culture américaine du début du XXe siècle, « Single Girl, Married Girl » n’est pas seulement l’une des chansons les plus courageuses jamais enregistrées et un hommage éclatant à la grande ingéniosité de Sara Carter, mais c’est aussi un schéma des plus profonds pour le changement social issu de la musique « roots » américaine. « Single Girl, Married Girl » présente une certaine ressemblance avec « Single Life » de Roba Stanley (1908-1986), enregistrée en 1925 alors qu’elle n’avait que 14 ans. Les deux chansons, enracinés dans la culture populaire des Appalaches, dénoncent sévèrement le mariage et la maternité pour avoir étouffé la mobilité personnelle et sociale des femmes. Le succès commercial immédiat de « Single Girl, Married Girl » a aussi fait ressortir l’attrait de la musique traditionnelle pour un public plus large que celui des Appalaches. Après la sortie des premiers enregistrements de la famille Carter, Sara a été surprise de constater que « Single Girl, Married Girl » était la chanson la plus vendue quand son premier paiement de redevances est arrivé.

Richard Séguin – voix, guitare acoustique, mandoline, banjo

Single Girl, Married Girl

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