Suite à sa mort en 1938, Robert Johnson nous a laissé un total de deux photos et 29 compositions. Sa vie fut un voile de mystères dominée par des mythes de possession diabolique. On a jamais trouvé son corps après sa mort et trois pierres tombales ont été érigées pour lui dans des cimetières de la région de Greenwood au Mississippi. Ce n’est qu’avec la découverte de son certificat de décès en 1967 que les détails de sa vie se sont graduellement révélés.
Johnson est né à Hazlehurst au Mississippi de Noah Johnson et Julia Dodds, dont le mari, Charles Dodds, un cultivateur et menuisier prospère avec qui elle avait eu dix enfants, a dû fuir pour Memphis afin d’éviter un lynchage aux mains de propriétaires blancs irrités par son succès. Dépourvue, Julia s’est joint à un travailleur de plantation qui abusait Robert pour ne pas travailler les champs quand il était encore enfant. Pour un homme noir du Sud durant la première partie du 20e siècle, la vie offrait peu d’autre qu’un boss et une charrue. En dépit de l’émancipation théorique des noirs suite à la guerre civile, les vrais chaînes bruyantes de l’esclavage avaient été graduellement remplacées par la pauvreté et le racisme. C’était de l’esclavage par un autre nom.
Les musiciens visitaient les plantations les fins de semaine et offraient aux hommes comme Robert Johnson un aperçu de ce qu’une vie sans servitude pouvait être. Par contre, pour faire de l’argent, les musiciens devaient aller aux villes, où les gens avaient de l’argent. Ils voyageaient constamment, une vie très dangereuse pour un homme noir au Mississippi, où le meurtre ou le lynchage arrivait régulièrement, bien souvent sans raison. Les musiciens étaient aussi vus par la plupart des gens comme des malveillants à cause de l’Église, très puissante parmi les Américains noirs chrétiens. Avec la boisson, les jeux d’argent, les femmes et le blasphème trouvés dans touts les « juke joints » du Sud, les pasteurs et leurs sermons frénétiques ont vite créé le mythe largement répandu que le blues était la musique du diable.
Quand le maître bluesman (et ex-pasteur) Son House a déménagé dans la région de Robinsonville en 1930, il a fait équipe avec l’accompagnateur local Willie Brown et le jeune Robert Johnson était toujours à leurs concerts (Johnson mentionne Willie Brown par son nom dans sa chanson « Cross Road Blues », l’appelant «mon bon ami »). Son House se souvient qu’à cette époque, Johnson était terrible à la guitare et que les gens hurlaient pour qu’il arrête quand il essayait de jouer.
C’est alors que Robert Johnson a disparu de la surface de la terre. Personne ne savait où il était. Dès son retour, il est retourné au même «juke joint » où House et Brown jouaient mais cette fois, il a complètement renversé la foule quand il a gagné l’estrade. En un peu plus d’un an, Robert Johnson était devenu, par quelque moyen, le meilleur chanteur et guitariste du blues qu’on ait entendu. Personne ne croyait qu’il ait pu devenir si bon en si peu de temps. Les rumeurs se sont vite propagées que Johnson s’était rendu à la croisée des chemins pour vendre son âme au diable en retour pour son immense talent. Plus plausible serait que Johnson soit retourné à Hazlehurst pour trouvé Noah Johnson, son père biologique, mais qu’il ait au lieu trouvé Isaiah « Ike » Zimmermam, le meilleur guitariste de tout le sud du Mississippi à cette époque. Johnson est demeuré chez les Zimmerman et les deux pratiquaient sans cesse assis sur des tombes du cimetière Beauregard avoisinant, jettant de l’huile sur le feu des rumeurs de relations de Johnson avec le diable. Ses compositions n’ont rien fait pour dissiper le mythe non plus, avec des titres comme «Cross Road Blues », « Hell Hound On My Trail » et « Me And The Devil. »
En plus de la remarquable nouvelle musicalité de Robert Johnson, il est aussi revenu un homme changé. Maintenant, il était ce grand buveur irréfléchi que l’Église critiquait sans cesse, un bluesman qui courait les jupons. Plusieurs pointent vers ses deux tentatives infructueuses de vie « normale », où sa première femme, Virginia Travis, est morte en accouchant à l’âge de 15 ans et, plus tard, son union avec Virgie Cain a failli parce que sa famille religieuse ne pouvait pas tolérer que leur fille soit avec un homme qui jouait « la musique du diable. » Par après, la vie de Robert Johnson s’est précipitée vers son destin : un « juke joint » nommé The Three Forks à Greenwood, au Mississippi.
En jouant là, Johnson s’était lié d’amitié avec la femme du barman, qui a cherché à se venger en lui donnant une bouteille de whisky empoisonnée. Les bluesmen David « Honeyboy » Edwards et Sonny Boy Williamson étaient là et, voyant que le sceau de la bouteille était brisé, ils ont tenté de l’enlever à Johnson mais c’était peine perdue. Il a bu et, après trois jours d’agonie, Robert Johnson est mort le 16 août, 1938, 81 ans à ce jour. Il avait 27 ans.
Toutes les compositions de Johnson sont un reflet fidèle de la vie dans le sud des États-Unis pour un homme noir durant la Grande Dépression. Ses paroles sont pleines de références au Hoodoo, la pratique spirituelle amenée de l’Afrique de l’Ouest aux É.-U. suite à la traite transatlantique des esclaves. Le Hoodoo met de l’avant l’équilibre spirituel pour mener au bien-être humain, le dévouement à l’être suprème (et autres divinités secondaires), le respect des ancêtres et l’emploi de talismans pour concrétiser le pouvoir spirituel. On appele ces talismans des mojos. Le « nation sack » (forme abrégée de donation) mentionné par Johnson dans « Come On In My Kitchen » est un tel mojo mais seulement porté par les femmes. Il sert à garder les hommes fidèles et prospères. Le « nation sack » est cérémonieusement préparé et contient en général quelques pièces de monnaie (pour la prospérité) et une identification de l’homme telle une photo (très rare à l’époque) ou tout simplement son nom écrit sur un bout de papier. Le sac contenait aussi l’identité de l’homme – des coupures d’ongles, des cheveux et des morceaux de tissu souillés de sueur, de phlegme, d’urine, de matières fécales ou de sperme. Intéressant que toutes ces choses sont des identifiants positifs d’ADN, utilisés dans le « nation sack » bien avant la découverte de l’ADN. Au 19e et au début du 20e siècle, les femmes portaient toutes des robes ou des jupes et le « nation sack » était accroché à une ceinture portée sous ces vêtements. Le sac et son contenu étaient donc à proximité des parties intimes de la femme, assurant la fidélité de l’homme. Aussi, on ne se débarassait jamais d’un « nation sack. » S’il devenait usé ou déchiré, on cousait le vieux sac à un nouveau. Les hommes ne devaient jamais toucher un « nation sack » et la majorité des hommes ignorait son existence puisque les femmes l’enlevaient la nuit et le gardaient sous clef jusqu’au lendemain. Dans les paroles de « Come On In My Kitchen », Robert Johnson a commis trois transgressions en prenant le dernier cinq cents du « nation sack » de sa femme – il a touché le sac, il a pris une partie de son contenu et, en ce faisant, il a détruit ses pouvoirs magiques. Aussi d’intérêt, les paroles de la pièce qualifient la venue de l’hiver comme « dry long so. » Cette expression, rarement entendue de nos jours, signifie inévitable, ou même destiné.
Richard Séguin – voix, guitare à résonateur Dobro