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« Maggie’s Farm » de Bob Dylan

En 1965, Dylan a entamé sa performance monumentale et controversée au festival Folk de Newport avec « Maggie’s Farm », une pièce tirée de son récent album, « Bringing It All Back Home. » C’était la première fois qu’il se présentait sur scène avec un orchestre électrique, bien au délire de la foule. Pour en savoir plus sur cette époque et les changements profonds qui se manifestaient chez Dylan, cliquez ici.

De gauche à droite sur la photo, Mike Bloomfield, Sam Lay et Jerome Arnold provenaient tous du Paul Butterfield Blues Band. Al Kooper, à droite de Dylan, avait remplacé Barry Goldberg à l’orgue durant l’enregistrement studio de « Like a Rolling Stone. » J’étais le plus gros fan de cette nouvelle musique électrique de Dylan et « Maggie’s Farm » était, et est encore, à l’apogée de mes préférés. Par contre, en 1965, je ne savais pas que « Maggie’s Farm » allait s’accaparer une place spéciale dans ma vie.

Vers la fin de mon adolescence, j’avais décidé que je voulais être un homme instruit. J’avais deux amis, André « Red » Henri et Jean-Pierre Béland, qui étaient instruits et ils parlaient tous deux comme un oiseau chante – vocabulaire étendu, le verbe facile, j’aurais pu les écouter parler toute la journée. Alors, le secondaire fini j’ai visé l’université, question de m’instruire. Mais il y avait des problèmes. L’université était à Ottawa et moi, à Rockland. Je n’avais pas d’auto, pas d’argent et mes parents ne pouvaient pas se permettre de payer pour mes études. Dans ma tête, ma vie entière dépendait d’une éducation réussie alors j’ai emprunté de l’argent de la banque et j’ai pris l’autobus pour Ottawa à chaque matin, revenant chez-nous à chaque soir.

Une de mes nouvelles classes finissait à 11 h du soir et il n’y avait pas de service d’autobus à cette heure. J’ai tenté de changer l’heure de ce cours mais c’était 1968-69 et les étudiants se prenaient tous pour des « hippies » ultra-cool – ils avaient occupé la bâtisse de l’administration et manifestaient contre la guerre, contre les lois, contre tout sauf le pot. L’administration de l’université communiquait avec les étudiants en agrafant des mémos aux poteux de téléphone pour nous aviser où on pouvait les rejoindre de jour en jour. Le problème était que ce n’était pas dans mes habitudes de lire les affiches publiques. J’ai perdu le sentier de mes classes, déjà mal dessiné.

Dans ces classes, les professeurs étaient désintéressés et le curriculum était une course pour eux – ils voulaient tous finir le plus vite possible. Si je demandais une question, on me répondait poliment que la question était intéressante mais que nous n’avions pas le temps de se pencher là dessus. Complètement désabusé, j’ai parlé à Jean-Pierre dans la cafétéria – Jean-Pierre finissait sa dernière année et moi je commençais ma première. Pas pour la dernière fois, mon ami m’a donné son support et m’a fait comprendre que je pouvais m’instruire de moi-même (on lisait des livres à cette époque) et peut-être même davantage que par les méthodes organisées par la province. J’ai quitté l’université en février 1969, une faillite complète, à mes propres yeux.

Je m’en voudrais de ne pas mentionner qu’Alrick et Roch, mes acolytes musicaux, ont tous deux réussis leurs études universitaires. Alrick est allé au collège Eastern Washington State, retournant chez lui à Cranbrook en Colombie-Britannique pour travailler en construction durant les étés. Comme moi, il s’ennuiyait, ne se sentait pas prêt et a quitté après son premier semestre. Mal adapté aux emplois dans les secteurs d’exploitation minière, de construction et de foresterie disponibles aux jeunes sans instruction, Alrick est retourné à l’école et les sciences sociales, obtenant un diplôme en psychologie. Après trois ans à Vancouver, Alrick a étudié le journalisme à l’université Carleton et a obtenu sa maîtrise en 1984, le seul de sa famille immédiate à ce faire. Roch, aussi de Rockland et un bon ami depuis le secondaire, était dans le même pétrin que moi. Sa mère a élevé Roch et sa soeur d’elle-même et n’avais pas d’argent pour les frais de scolarité. Comme moi, Roch a emprunté de l’argent de la banque et a fait la navette par autobus de Rockland à l’université d’Ottawa. Contrairement à moi, Roch a persévér pendant trois longues années pour décrocher son baccalauréat en science politique.

J’ai commencé à travailler en septembre mais les ados sans diplôme n’ont pas les meilleurs jobs. Je travaillais à trier et liver le courrier dans une salle au sous-sol de l’édifice Sir John Carling, qui n’existe plus mais qui était occupée par le ministère de l’Agriculture à cette époque et qui faisait partie de la Ferme expérimentale centrale d’Ottawa. Pour me rendre au bureau, je voyageais avec M. Fernand Laporte et M. Ovila Diotte de Rockland, tous deux élégants dans leurs cols et complets, moi, un peu moins. M. Laporte, aussi un homme très instruit, était le meilleur siffleur que j’ai rencontré de ma vie. Roger Whittaker aurait eu honte. M. Laporte se laissait emporter par la musique classique qu’on écoutait à la radio et il sifflait à cœur joie. C’était comme voyager avec un oiseau et, avec beaucoup de pratique, j’ai appris à bien siffler, grâce à M. Laporte.

Le travail était ennuyeux mais j’avais trois amis dans la salle de courrier. Jim, un anglophone très intelligent et un peu plus vieux que moi, avait anticipé le genre « goth » par plusieurs années. C’était pour moi un autre monde – on ne connaissait pas les goths à Rockland. Jim était grand, portait un grand manteau noir jusqu’aux chevilles, ses jeans et son t-shirt étaient noirs, il portait des bottes d’armée noires et même ses longs cheveux étaient teints noirs. Son groupe préféré était les Rolling Stones et il vivait pour la négativité profonde de leurs paroles, tel « Heart of Stone », « Under My Thumb » et « (I Can’t Get No) Satisfaction. » Jim ressemblait même à Jagger!

Mon deuxième ami, Marcel, était un gars des rues de Hull, peut-être 6 ans plus vieux que moi. Un gars malmené par la nature – il était maigre avec un nez en crochet, les cheveux courts et indisciplinés, et il ne lui restait que quelques dents, toutes pourries! Marcel était un romantique et me parlais continuellement de sa blonde. Il a vite vu que j’étais un naïf de la campagne et il est devenu en sorte mon protecteur, presqu’un grand frère. Surtout, Marcel m’a masqué d’un des fonctionnaires au troisième étage, un prédateur homosexuel très vulgaire avec une affinité pour les jeunes francophones. Marcel l’a convaincu que je ne parlais ni ne comprenais le français, ce qui ne l’empêchais pas de me tourmenter verbalement davantage, pensant que je ne comprenais pas ce qu’il disait. Marcel s’est alors chargé de livrer le courrier de ce monstre à ma place. Un ami comme peu d’autres, Marcel.

Mon troisième ami se nommait Doug mais tout le monde le connaissais comme Dougie, un grand homme d’une trentaine d’années que les gens pensaient arriéré mais je le voyais plutôt comme un homme simple, pas comfortable avec les interactions compliquées que les gens jonglaient entre eux-mêmes. Il demeurait avec sa mère, qu’il aimait beaucoup, et il avait quelque chose que personne des autres travailleurs n’avait – de l’enthousiasme. Dougie pouvait trier et livrer le courrier comme personne. Il était bon dans son métier, fier de lui-même et il était heureux, répandant sa joie sur tous les étages de la bâtisse. Tout le monde aimait Dougie. Enfin, tout le monde aimait Dougie sauf une personne – le patron de la salle de courrier.

Alrick Huebener

C’était un type ex-armée, épais du torse et épais de la tête, toujours en colère, sans doute frustré par sa vie ignoble. Il blâmait tout sur Dougie parce que Dougie ne rouspétait jamais. Dougie regardait tout simplement le plancher honteusement, ne comprenant pas ce qu’il avait fait de mal. J’ai commencé à haïr mon patron plus que je haïssait Hitler et j’ai voulu le blesser comme il blessait Dougie. Alors j’ai attendu au temps le plus occupé de l’année, deux semaines avant Noël, et je suis entré dans son bureau pour lui annoncer qu’un imprévu m’obligeait de quitter à l’instant, le laissant à court d’un homme. Il était furieux, très déçu de moi mais je souriais en quittant la salle de courrier.

Roch Tassé

De retour à Rockland, je me sentais comme une faillite complète mais j’avais dix-neuf ans. Les dix-neuf ans ne restent pas maussade longtemps. Ils ont des mécanismes de soutien, plusieurs en fait. Dans ma tête, la ferme expérimentale ressemblait à « Maggie’s Farm » – une place où l’est est situé à l’ouest et où tout ce qui est bas se trouve aux étages supérieurs. Je m’enfermais dans ma chambre et je bûchais sur ma guitare, chantant à tue – tête la délicieuse tirade de Dylan : « I ain’t gonna work on Maggie’s farm no more! » C’était de la musique comme libération émotionnelle. Témoin de ces cris et ces hurlements provenant de ma chambre, ma pauvre mère, pas pour la première fois ni pour la dernière, pensais sûrement que j’étais finalement devenu fou.
 
Richard Séguin – guitares électriques, voix
Alrick Huebener – contrebasse acoustique
Roch Tassé – batterie
 
Maggie’s Farm

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