Quelque temps vers 1975, je me trouvais chez Treble Clef Records sur la rue Sparks à Ottawa, à l’époque le seul magasin de disques important de la région, qui a malheureusement fait faillite quelques années plus tard. J’avais de l’argent à brûler et je feuilletais leur collection de disques rangés sur le mur quand je suis tombé sur celui en photo à la droite. Le microsillon était identifié comme du Country Blues du Mississippi joué par Jack Owens et Bud Spires, avec une belle photo de Jack Owens et son cheval sur la couverture! Je n’avais jamais entendu parler de Jack Owens ni Bud Spires mais le Country Blues du Mississippi était en plein dans mon domaine. Le titre à lui seul m’a saisi – « It Must Have Been The Devil. » J’ai été élevé catholique et je connaissais plein de contes sur « le père des mensonges. » De plus, j’étais un mordu des films d’horreur où Méphistophélès se présentait souvent sans invitation. Je n’ai pu résister et j’ai acheté le disque sans tarder.
En écoutant le disque chez nous, j’ai aimé le son décontracté des chansons mais la chanson-titre « It Must Have Been The Devil » était à part des autres. Ses tonalités, ses harmonies et sa résonance me tourmentaient. Pour plus de neuf minutes, la guitare entrelaça des motifs hypnotiques et la voix puissante et sans bornes de Jack Owens était une force déchaînée, différente de tout autre chanteur que je connaissais. C’était un des sons les plus étranges, solitaires et profonds que j’avais jamais entendu.
Bien sûr, j’ai tenté d’apprendre la chanson mais je n’ai décelé que sa clef de E! À l’époque, je connaissais presque tous les accords ouverts pour la guitare, grâce aux guitaristes talentueux à la tête du renouveau celtique britannique, tels Bert Janch, Davey Graham et John Renbourn. J’ai tout essayé sans réussir à jouer les notes que Jack Owens jouait, peu importe l’accord! Face à un mur de briques, j’ai fini par rejeter la pièce, très déçu d’avoir failli à découvrir ses secrets. Les années passèrent et mon microsillon de Jack Owens et Bud Spires est demeuré parmi ma collection volumineuse, loin des yeux, loin du coeur.
On avance maintenant à l’âge numérique et aux informations sans fin disponibles avec le clic d’une souris. J’avais entendu Skip James durant le renouveau folk et blues des années 1960 et j’ai appris qu’il venait de Bentonia, au Mississippi, et jouait sa guitare accordée en D mineur ouvert (parfois appelé un accord « crossnote »), ce qui était très étrange puisque les chansons qu’il chantait étaient toutes en clef majeures! Pour m’entendre jouer « Hard Time Killing Floor Blues », un blues classique de James joué en accord « crossnote », et pour en connaître davantage sur Skip James, cliquer ici.
L’accord « crossnote » est attribué à Henry Stuckey, un bluesman jamais enregistré qui l’a appris de soldats bahaméens stationnés en France durant la première Grande Guerre. Il l’a rapporté chez lui à Bentonia après la guerre, un village de moins de 500 personnes situé sur les bords du Delta, entre Jackson et Yazoo City, au Mississippi. Tous les bluesmen de Bentonia ont éventuellement joué leurs guitares en accord « crossnote. » Skip James l’a appris de Henry Stuckey, Jack Owens l’a appris de Skip James et Jimmy « Duck » Holmes l’a appris de Jack Owens. Le plus célèbre de ces artistes est sûrement Skip James et il a probablement aussi appris l’accord « crossnote » à Robert Johnson, qui s’en sert pour jouer sa composition « Hellhound On My Trail. »
« It Must Have Been The Devil » a sa propre chronologie et la pièce a changé au cours des années. Elle faisait partie des premiers enregistrements de Skip James en 1931 sous le titre « Devil Got My Woman. » Ces premiers enregistrements, réalisés au milieu de la Grande Dépression, ne se sont pas bien vendus et ont graduellement disparu, comme James lui-même. James fut redécouvert en 1964, a refait des enregistrement de presque tout son répertoire, y compris « Devil Got My Woman. » Il est décédé en 1969 à l’âge de 67 ans et l’année suivante, le musicologue David Evans a rencontré Jack Owens durant un voyage de recherche à Bentonia. En 1970, Evans a enregistré plusieurs chansons d’Owens et le joueur d’harmonica Bud Spires sur le porche d’Owens, y compris l’enregistrement décisif de « It Must Have Been The Devil », une pièce qui parle d’isolation, de trahison et du surnaturel. Evans a été cité comme disant « Entendant Jack Owens chanter à travers les champs la nuit est une des expériences les plus émouvantes de ma vie. »
Owens n’a jamais cherché à devenir un artiste professionnel enregistré. Il était cultivateur, vendait de la boisson de contrebande et gérait un « juke joint » à Bentonia pour la majeure partie de sa vie. En premier, le « juke joint » opérait chez Owens mais il est devenu si populaire qu’on l’a déménagé l’autre bord de la rue, dans une maison plus grande. Les festivités duraient du vendredi soir au dimanche matin, avec du barbecue, du bootleg, de la musique et de la danse, sans arrêt. La musique venait parfois de la juke box d’Owens mais principalement d’Owens et Bud Spires eux-mêmes. Jack Owens a appris à jouer pour les danseurs bruyants à son juke joint, utilisant un pick sur son pouce pour se faire entendre au dessus du bruit des célébrations, piétinant ses bottines sur le plancher pour garder le rythme. Il jouait sur n’importe quel instrument cabossé qu’il trouvait, même une vieille guitare 12-cordes équipée des six cordes habituelles, se servant parfois d’un crayon serré sur le manche avec des élastiques, en guise de capo. Au cours des années, les enregistrements d’Owens se sont faits avec sept différents accords ouverts.
Jack Owens est décédé en 1997, à l’âge quand même avancé de 92 ans, un hommage aux pouvoirs réparateurs du bootleg, du barbecue et du blues.
Richard Séguin – voix, guitare acoustique, percussion (pied)