« Sliding Delta » de Mississippi John Hurt

La page d’accueil de mon site s’identifie par la phrase « La musique d’hier, revisitée. » J’ai aimé la musique d’hier depuis que j’ai entendu Bert Jansch, dans les années 1960, jouer des mélodies celtiques datant de 300 ans. C’était pour moi une véritable machine à remonter le temps – je pouvais entendre la même chose que le monde entendait il y a 300 ans. Je me sentais comme si j’étais là.

Aujourd’hui, le passé me fascine, tout particulièrement cette musique créée entre les deux grandes guerres, ce moment aux États-Unis où la musique roots a fleuri, avec sa simplicité, sa spiritualité, et son antiquité. La musique roots fait partie de l’histoire et il n’y a pas de plus grand éducateur que l’histoire. À un temps où de plus en plus de personnes abandonnent le contrôle de leur vie à la technologie, l’histoire et ses enseignements semblent encore plus importants que jamais. Comme Edmund Burke a dit au 18e siècle, « Ceux qui ignorent l’histoire sont condamnés à la répéter. »

On a donné des chics noms aux deux décennies entre les guerre mondiales – les années folles et la Grande Dépression. Les années 1920 ont vu des savants et des collectionneurs des États du Nord rechercher des musiciens à enregistrer afin de préserver leurs chansons et leurs styles, les croyant en état de disparition parmi le rythme rapide du changement social, culturel, économique et technologique qui engloutissait l’Amérique. En même temps, les commerces du Nord voyaient l’énorme potentiel pour un profit dans la croissance des ventes de phonographes et de disques. Ces commerces classaient la musique roots selon une ligne colorée – les « disques de race » pour les musiciens noirs et les « disques hillbilly » pour les musiciens blancs – même si cette ligne colorée n’existait même pas chez les musiciens. L’homme doit manger et les musiciens jouaient ce que les gens voulaient entendre. Un bluesman noir se devait de jouer pour une danse dans une grange de campagne ou pour un bar Mitzvah; les musiciens blancs d’un orchestre à cordes se devaient de faire danser la clientèle noire d’un relais routier ignoble.

Puisque les compagnies de disques faisaient l’investissement, elles décidaient quelles chansons seraient enregistrées, comment et où se ferait la distribution et la commercialisation, et qui se partageraient les profits. Par contre, la croissance de l’industrie du disque dans les années 1920 a donné lieu aux contretemps de la Grande Dépression, où les ventes de phonographes ont chuté de 987 000 en 1927 à 40 000 en 1932. En ce même temps, les ventes de disques ont passé de 104 millions à seulement 6 millions. En 1935, les onze compagnies d’enregistrements qui se spécialisaient dans le blues et les styles roots avaient toutes fait faillite.

Comme plusieurs musiciens de cette époque, Mississippi John Hurt fut pris au milieu de cet orage. Grâce à ses collaborations avec Willie Narmour (1889-1961), un violoneux blanc populaire, il fut invité à enregistrer pour la compagnie de disques Okeh en 1928. Il a enregistré 19 titres, dont 13 furent publiés. « Sliding Delta », parmi les six titres inédits, est disparu dans les poussières du temps. Mississippi John est arrivé au mauvais temps et ses enregistrement n’ont connu que de pauvres ventes. Il est redevenu ce qu’il était toujours – un cultivateur et métayer à Avalon, au Mississippi. Trente-cinq ans plus tard, on l’a convaincu de recommencer à jouer, cette fois pour les jeunes du nord, qui l’ont accueilli à bras ouverts. Il est devenu une figure importante pour le renouveau Folk et Blues des années 1960 et il fut le musicien qui m’a influencé plus que tout autre, me poussant vers les prés élevés de la guitare.

« Sliding Delta » n’est qu’une pièce parmi le grand nombre de chansons qui parlent des inondations dévastatrices qui tourmentent sans cesse l’Amérique. Elle enferme l’image troublante d’une terre emportée par les eaux. La chanson fut sauvée de l’obscurité quand Mississippi John l’a reprise, en studio et en spectacle, dans les années 1960. Plus tard, Doc et Merle Watson l’ont aussi enregistrée – Doc était un grand admirateur et ami de Mississippi John, l’appelant souvent « l’oncle John. » Il existe aussi une chanson appelée « Sliding Delta », enregistrée en 1930 par le bluesman Tommy Johnson (1896-1956), mais c’est une pièce différente avec des paroles différentes.

Il n’y a pas d’information, où que ce soit, sur le sens de l’expression « the big Kate Allen » chanté par Mississippi John. Il ne l’a jamais mentionné et personne ne lui en a demandé. Après avoir fais ma recherche, je crois que c’est une référence à une locomotive, toujours désignée au féminin en anglais. Il y avait certainement beaucoup de locomotives Allen à l’époque, nommées pour Horatio Allen (1802-1899), l’ingénieur américain qui les avait conçu. « Kate » est presque sûrement une référence à la « Katy » (K. T.), le nom donné au chemin de fer du Missouri-Kansas-Texas que Taj Mahal mentionne dans sa brillante composition, « She Caught the Katy, Left Me a Mule to Ride. »

Plusieurs chansons de cette époque ont une référence à une valise et une malle (a suitcase and a trunk), dans lesquelles toutes les possessions terrestres de l’homme sont censées rentrer. Les gens ne possédaient pas de demeure et la plupart travaillait en servitude. J’ai entendu cette expression la première fois en 1964 quand les Animals ont connu un énorme succès avec « House of the Rising Sun », qui lamente « The only thing a gambler needs is a suitcase and a trunk. » Ça me prend toute une chambre chez moi pour contenir juste mes guitares.

Ironiquement, lorsque Mississippi John enregistrait « Sliding Delta » en 1928, le Mississippi, son État d’origine, se remettait de la grande inondation de 1927. Les torrents ont brisé 145 levées, inondé 27 000 miles carrés de terrain à une profondeur de 30 pieds, tué environ 500 personnes et en ont laissé 700 000 autres sans abri. Il y a des indices que « Sliding Delta » faisait partie du répertoire de John Hurt en 1907 mais plusieurs autres pièces furent composées spécifiquement pour les inondations de 1927, y compris « Mississippi Heavy Water Blues » par Barbecue Bob (Robert Hicks, 1902-1931) en 1927; « Backwater Blues » par Bessie Smith (1894-1937), aussi en 1927; « When The Levee Breaks » par Memphis Minnie (Lizzie Douglas, 1897-1973) et Kansas Joe McCoy (1905-1950) en 1929; et la très influente « High Water Everywhere » par Charley Patton (1891-1934), aussi en 1929.

La grande inondation a aussi inspiré Randy Newman à composer son gros hit de 1974, « Louisiana 1927 », qui met en vedette ces paroles inoubliables, livrées en dialecte cajun :

What has happened down here is the wind have changed
Clouds roll in from the north and it start to rain
It rained real hard and it rained for a real long time
Six feet of water in the streets of Evangeline

La paroisse Evangeline, que j’ai visité en 1999, est dans le cœur du pays des Cajuns. Son nom est, bien sûr, tiré du mot « évangile. »

La petite fille de Mississippi John Hurt, Mary Hurt, se souviens que « Daddy John », comme elle l’appelait, avait écrit chez lui pour annoncer qu’il serait sur le Tonight Show en 1964. Malheureusement, personne dans la famille possédait une télé. Une voisine blanche, mademoiselle Annie Cook, a invité tout le monde à venir chez elle pour voir le show sur sa télé. Johnny Carson a demandé à Mississippi John de chanter « You Are My Sunshine. » Après qu’il eu fini, le public pleurait des larmes de joie, tout comme Johnny Carson. On s’est levé pour l’acclamer, du jamais vu pour un public de studio. Le père de Mary a pu voir son propre père à la télé et il ne pouvait pas le croire. Ce fut un grand moment pour toute la petite communauté d’Avalon.

Aujourd’hui, Mississippi John Hurt repose près de sa vieille cabane, convertie en musée par Mary. Elle organise aussi un camp d’été à Avalon où les jeunes urbains défavorisés peuvent aller en campagne et apprendre un peu de musique.

 

Richard Séguin – voix, guitare acoustique

 

Sliding Delta

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