J’ai découvert la ville de Memphis, Tennessee, à un très jeune âge. Le classique « Memphis, Tennessee » (1959) de Chuck Berry a été l’une des nombreuses chansons que j’aimais quand j’étais garçon. À partir des années 1960, la musique R&B issue de Stax Records à Memphis a eu une influence majeure sur mon développement comme musicien. Elvis Presley, un gars de la campagne de Tupelo, Mississippi, a fait de Memphis le lieu de sa demeure et aussi de son palais, Graceland. Le nom Memphis est principalement un nom d’origine grecque qui signifie « établi et beau. » Après la guerre de Sécession, Memphis est devenu le creuset des pionniers du blues, de la musique country, des chansons folkloriques, des jigs et du vaudeville, d’où émerge une grande partie de la musique populaire américaine moderne.
En 1926-1927, les maisons de disques, ayant trouvé de riches récoltes de musique ancienne en Géorgie, en Caroline du Nord et en Virginie, commencèrent à chercher plus loin en Arkansas, au Mississippi et au Tennessee. Laissées un peu sur leur faim, les maisons de disques Victor et Okeh dépêchèrent des équipes d’enregistrement dans la ville où il était le plus logique de réunir des musiciens de ces territoires : Memphis.
Beaucoup de ces musiciens travaillaient dans l’obscurité complète. Les communications entre n’importe quelle région et le reste du pays étaient rares, sinon inexistantes. Si les maisons de disques n’étaient pas venues découvrir ces musiciens, le paysage musical dynamique de l’Amérique qui a émergé dans les « années folles » des 1920 ne se serait peut-être pas matérialisé.
De la communauté d’artistes de Memphis sont sortis les jug bands, qui étaient pour moi l’une des plus grandes réalisations artistiques du XXe siècle. Les musiciens qui les formaient étaient pauvres mais talentueux, imaginatifs et motivés. Parce qu’ils jouaient sur les guitares, les harmonicas, les banjos et les violons les moins chers qu’ils pouvaient trouver, un bon nombre de leurs instruments étaient aussi des articles ménagers ou d’autres « instruments » qu’ils ont eux-mêmes fabriqués. Tout particulièrement, ce sont les sons étranges de ces instruments qui ont distingués les jug bands. Avec une cruche vide, ils soufflaient à travers l’ouverture pour produire des résonances profondes, presque atonales. Ils attachaient 2 ou 3 cordes à un manche à balai relié à une boîte à cigare vide qui agissait comme résonateur et jouaient ainsi sur leur « guitare » improvisée. Les balais étaient également fixés à des cuves de lavage équipées d’une corde qui pouvait être jouée comme une contrebasse. Pendant qu’ils étaient dans la buanderie, ils ont pris une planche à laver et y ont joué des rythmes fous à l’aide d’un ouvre-bouteille. Ils ont créé des mélodies étranges en soufflant à travers du papier de soie plié autour des dents d’un peigne. La musique qu’ils créaient était captivante, toujours uptempo et joyeuse. Rien n’était à leur épreuve.
Bon nombre des plus grands pionniers des premiers enregistrements commerciaux de musique « roots » ont été négligés, trompés ou laissés dans l’obscurité au fil des décennies. C’est le cas de Frank Stokes, le bluesman à la voix puissante qui est maintenant considéré comme le père du style de guitare blues de Memphis et dont l’important héritage n’est que maintenant pleinement apprécié. Frank Stokes (1878-1955) est né dans le comté de Shelby, Tennessee. La date exacte de sa naissance varie. Orphelin comme enfant, Stokes a été élevé à Tutwiler, Mississippi par le 2e époux de sa mère. Il apprit à jouer de la guitare dans sa jeunesse et s’installa plus tard à Hernando, dans le Mississippi, où vivait une communauté de musiciens comme Jim Jackson (1890-1937), qui dirigeait les Red Rose Minstrels, un spectacle itinérant de médecine; Dan Sane (1896-1956), qui formerait la moitié des Beale Street Sheiks avec Stokes; Gus Cannon (1893-1979) qui formerait Cannon’s Jug Stompers avec Elijah Avery (aucune donnée disponible) et Noah Lewis (1890-1961); Will Shade (1898-1966) qui dirigeait la Memphis Jug Band; et Robert Wilkins (1896-1987), un chanteur de gospel renommé. Pour en savoir plus sur Robert Wilkins et pour m’entendre jouer sa chanson « That’s No Way To Get Along », cliquez ici.
Au tournant du siècle, Frank Stokes travaillait comme forgeron, parcourant les 25 miles jusqu’à Memphis le week-end pour chanter et jouer de la guitare avec Dan Sane, avec qui il a formé un partenariat musical de longue date. Ensemble, ils jouaient dans les rues et dans le parc Church (maintenant W. C. Handy Park) sur la rue Beale à Memphis. Leur répertoire éclectique comprenait des chansons de parloir, des rags, des airs de ménestrel, des standards du country et du blues et des chansons populaires de l’époque. Contrairement au stéréotype du bluesman las et opprimé qui chante des chansons mélancoliques de chagrin et de perte, Frank Stokes a créé une musique vivante et amusante, souvent même drôle. C’était de la musique de fête qui transcendait les barrières de la race et de la classe et qui exigeait qu’on se lève pour danser.
En 1917, Stokes se joint au Doc Watts Medicine Show en tant que chanteur, danseur et comédien blackface. Le Medicine Show a permis à Stokes de collaborer avec de nombreux musiciens blancs, y compris la légende de la musique roots, Jimmy Rodgers. Rodgers a ensuite interprété certaines des chansons de Stokes, tandis que le « Yodeling Fiddle Blues » de Stokes est considéré comme un hommage à Rodgers.
Fatigué d’une vie sur la route, Stokes a déménagé à Oakville, au Tennessee, vers 1920 et retourna à sa vie de forgeron et de musicien. Il a encore fait équipe avec Dan Sane et les deux ont fait un rendez-vous populaire des soupers de poisson locaux, des bars, des pique-niques et des fêtes de maison. Au milieu des années 1920, le duo se joint à Jack Kelly’s Jug Busters, ce qui leur permet de jouer dans des clubs de country blancs, des fêtes et des danses. Peu après, Stokes et Sane sont retournés à Beale Street où ils ont commencé à jouer sous le nom des Beale Street Sheiks. À ce moment-là, le film muet de Rudolph Valentino « The Sheik » et la chanson à succès « The Sheik of Araby » avaient infiltrés le jargon américain et le mot « sheik » est devenu synonyme de « ladies man ». Je soupçonne que la prononciation de sheik (c.-à-d. shake) a aussi quelque chose à voir dans tout ça – les « Beale Street Shakes » est un nom puissant pour un groupe.
En août 1927, Stokes et Sane ont apporté leur musique de fête dans les rues et en studio, enregistrant le premier album des Beale Street Sheiks pour Paramount Records. Un critique a écrit : « L’interaction fluide de la guitare entre Stokes et Sane, combinée à un rythme propulsif, à des paroles pleines d’esprit et à la voix superbe de Stokes, rendent leurs enregistrements irrésistibles. »
En février 1928, les Sheiks enregistrent plusieurs pièces pour Victor Records à l’auditorium de Memphis, une session qui comprennait aussi le grand bluesman Furry Lewis. Des enregistrements ultérieurs pour Victor et Paramount ont parfois été publiés sous le nom de Frank Stokes, bien que Dan Shane y ait joué et que le personnel était le même que celui des Beale Street Sheiks. C’était un stratagème courant des maisons de disques de l’époque, qui créaient un certain nombre d’artistes « différents » simplement en changeant leurs noms. Ainsi, « Downtown Blues » a été publié sous le nom de Frank Stokes, bien que Dan Sane joue sur la pièce. Je ne suis pas lié à ces tactiques promotionnelles et j’identifie toutes les pièces de Sane et Stokes sous le nom des Beale Street Sheiks. « Downtown Blues » est un exemple classique de l’irrésistible musique de danse composée par Frank Stokes. De plus, en 1928, personne ne chantait comme lui mais, dans la période d’après-guerre, de plus en plus de chanteurs de R&B et de rock sonnaient clairement comme Stokes, démontrant sa grande influence sur notre musique contemporaine.
L’œuvre de Frank Stokes en fait l’un des artistes de Memphis les plus enregistrés de l’époque. Ses derniers enregistrements, réalisés en 1929, mettent en vedette le violoneux Will Batts (1904-1954) et comptent parmi les pièces les plus follement originales jamais enregistrées. Malheureusement, le pic de création de Stokes s’est produit pendant une période où l’intérêt du public pour la musique basée sur le blues avait commencé à décliner. Bien que sa carrière d’enregistrement ait pris fin, Stokes est resté un interprète très populaire. Tout au long des années 1930 et 1940, il a continué à impressionner le public avec son jeu de guitare et sa voix puissante, où il se produit comme membre de spectacles de médecine, au Ringling Brothers Circus et à d’autres spectacles itinérants. Dans les années 1940, Stokes a déménagé à Clarksdale, au Mississippi, un autre centre de blues traditionnel, et a joué occasionnellement avec son compatriote Bukka White (1906-1977). En 1955, Frank Stokes est décédé d’un accident vasculaire cérébral à Memphis, la ville dont il a contribué à définir l’héritage musical.
Alors que Frank Stokes est largement tombé dans l’obscurité dans les années qui ont suivi sa mort, le Mt. Zion Memorial Fund, un groupe voué à la restauration et à la dédicace de nouvelles pierres tombales pour les musiciens de blues du début du XXe siècle, a construit une pierre tombale en son honneur au cimetière New Park, à Memphis.
Richard Séguin – voix, guitare acoustique, mandoline, pied