Pour tous les compas du monde, il n’y a qu’une seule direction, et le temps est sa seule mesure.
Tom Stoppard, Rosencrantz and Guildenstern Are Dead
En 1974, au début de sa longue et fructueuse carrière, Tom Waits a publié une chanson sentimentale et nostalgique intitulée « The Heart of Saturday Night. » Elle renfermait dans une capsule temporelle le début des années 1970 et immortalisait cette époque où je suis devenu un jeune homme, vivant dans un petit village rural francophone de l’est de l’Ontario.
À l’époque, mon temps était mesuré en semaines. Pas en heures, en jours, en mois ou en années, juste une succession apparemment infinie de semaines. Je travaillais cinq jours par semaine, plus de 70% de mon temps sur cette terre, essayant d’acquérir le cours légal qui me permettrait de fonctionner dans notre société capitaliste. Je dépensais beaucoup de temps à me rendre à Ottawa et à en revenir, à lutter contre la circulation, à me dépêcher à travers de mes repas et à essayer de dormir suffisamment pour me rendre à la fin de semaine, où le temps m’appartiendrait finalement.
Mais il y avait toujours le samedi, un jour qui se distinguait de tous les autres jours de la semaine. Si tu avais une blonde, vous sortiez. Si tu en n’avais pas, tu allais aux endroits où les filles se réunissaient, invariablement une sorte de salle de danse. Pour moi, c’était le deuxième étage de l’aréna de Clarence Creek, où un disc-jockey jouait la merveilleuse musique R&B qui sortait de Stax Records à Memphis, avec des artistes comme Otis Redding, Booker T. and The MG’s, Wilson Pickett, Albert King, les Staple Singers, Rufus Thomas et sa fille exceptionnelle, Carla Thomas.
Rockland avait du caractère à l’époque et n’était pas le dortoir des fonctionnaires qu’elle est devenue. Il y avait des attractions de petite ville, comme le théâtre Cartier géré par la famille Béland. Le théâtre montrait deux films différents à chaque semaine, un du lundi au jeudi, et un la fin de semaine, en plus des attractions à venir, des courts métrages en série et, bien sûr, des dessins animés. Il y avait aussi la salle de billard sur la rue principale de Rockland, gérée par la famille St-Jacques. Comme la mercerie Lafleur avoisinante, un magasin de deuxième génération, la salle de billard avait de hauts plafonds en étain et de magnifiques murs et planchers en bois franc, avec un parfum sans pareil. Quand il était adolescent, mon père allait voir des films muets qui étaient projetés à l’arrière de la salle principale chez St-Jacques, surtout quand ils avaient un film de Charlie Chaplin, son favori. À la hauteur de l’Escale, notre école secondaire, il y avait sur la rue principale le restaurant Le Castel, qui était toujours rempli d’étudiants affamés. Les bancs autour des murs avaient tous un juke box à pièces avec les derniers succès.
J’ai joué dans quelques groupes de rock, d’abord avec mes bons amis Martin Cunningham, Pierre Lafleur et Roch Tassé. On s’appelait The Ravens. Pour en savoir plus sur The Ravens et pour nous entendre jouer « The Last Time » des Rolling Stones, cliquez ici. J’ai ensuite joué avec mon frère Robert et mon bon ami Tom Butterworth dans un groupe appelé The Trend. Plus tard, Tom et moi avons rejoint un groupe avec le chanteur local André « Gus » Gosselin. Il y avait aussi un groupe populaire appelé The Elusive Butterflies (à la mode de l’époque) qui mettait en vedette le guitariste local Denis Bergeron et le chanteur Don Boudria, qui est plus tard devenu le député de Glengarry-Prescott-Russell dans le gouvernement de Jean Chrétien. J’ai aussi beaucoup appris en regardant deux guitaristes d’élite de Rockland, Denis Tessier et Gaëtan « Pete » Danis. Pete a ensuite joué pour les chanteurs country populaires Bob et Marie King et Pierre Lafleur et moi ont suivi Pete partout où il jouait, principalement dans les hôtels de Buckingham (Qc) et de Bourget (Ont).
Tous les endroits que j’ai mentionnés ont disparu maintenant, bien que La Ste-Famille demeure toujours comme le musée de Clarence-Rockland. La population de la ville a triplé mais il n’y a plus d’attractions, plus de sanctuaires pour les jeunes. « The Heart of Saturday Night » de Tom Waits est en effet insaisissable et plus qu’un peu nostalgique maintenant. Je joue la pièce accompagné d’Alrick Huebener, un superbe contrebassiste d’Ottawa qui m’est souvent venu en aide sur mes enregistrements. Je dois aussi sousligner l’aide de Gilles Chartrand, l’infatiguable curateur du Musée de Clarence-Rockland, pour les vieilles photos de notre village.
Richard Séguin – voix, guitare acoustique
Alrick Huebener – upright bass
Photo d’Alrick par Kate Morgan