Pénible est le sort de toute femme
Elles sont toujours contrôlées, toujours confinées
Contrôlées par leurs parents avant de devenir épouses
Puis esclaves de leur mari pour le reste de leur vie
« The Wagoner’s Lad », chanson traditionnelle recueillie et publiée en 1916.
Originalement appelée « musique de montagne » ou « musique hillbilly », la musique rurale des années 1920 était très loin de l’industrie internationale de plusieurs milliards de dollars que nous appelons maintenant « musique country. » Dans son sens original, la musique country, c’est-à-dire la musique faite par des gens des régions rurales, était ce que les cajuns appellent « la vraie chose, chère. » C’était la musique de la vie, avec tous ses défauts, une partie venant des îles britanniques à travers des océans de temps, une autre venant de les États-Unis, des usines de coton, de la mine ou de la taverne.
Les enregistrements commerciaux de musique country ont commencé en 1922 avec des artistes comme l’oncle Dave Macon et Vernon Dalhart qui se sont rendus à New York pour enregistrer dans les studios des grandes maisons de disques. Pour plus d’informations sur l’oncle Dave Macon et sa musique, cliquez ici.
Avec l’avènement des enregistrements électriques en 1925, l’équipement est devenu beaucoup plus sophistiqué et beaucoup plus portable. En 1927, le producteur Ralph Peer (1892-1960) de la Victor Talking Machine Company fit un voyage de deux mois au sud des Appalaches, dans les villes de Savannah, en Georgie, Charlotte, en Caroline du Nord et Bristol, au Tennessee pour enregistrer différents styles de musique country joués par des artistes qui n’auraient pas pu se rendre à New York. À l’époque, le contact personnel entre les musiciens était le lien principal qui avait permis aux vieilles chansons d’être maintenues vivantes. La musique était jouée et chantée des grands-parents aux parents et des parents aux enfants.
Peer a reconnu le potentiel de la musique de montagne, car même les habitants des Appalaches qui n’avaient pas d’électricité possédaient souvent des Victrolas à manivelle ou d’autres phonographes. Conjuguée à l’avènement de stations de radio plus puissantes qui ont fait entrer la musique country dans les foyers des Appalaches, la technologie d’enregistrement orthophonique a permis aux gens d’écouter de la musique quand ils le voulaient.
Peer a installé son équipement d’enregistrement et, grâce à des annonces à la radio et dans les journaux, a invité des musiciens à venir à Bristol et à se faire payer pour enregistrer leur musique. Les enregistrements qui ont suivi, souvent décrits comme le « big bang » de la musique country, ont mené à la découverte de deux des plus grands talents de cette époque, Jimmie Rodgers et la famille Carter. Pour plus d’informations sur Jimmie Rodgers et sa musique, cliquez ici.
La famille Carter est originaire de la Virginie et se compose de A.P. (Alvin Pleasant) Carter (1891-1960), de son épouse Sara Carter (1898-1979) et de la cousine et belle-sœur de Sara, Maybelle Carter (1909-1978), qui a marié le frère d’ A.P., Ezra « Eck » Carter (1898-1975). Tout au long de sa carrière, Sara Carter a chanté la voix principale et joué de la guitare ou de l’autoharpe, tandis que Maybelle chantait l’harmonie et jouait de la guitare solo. Sur certaines chansons, A.P. ne se produisait pas du tout; sur d’autres, il chantait de l’harmonie et des chants d’arrière-plan et, à l’occasion, il chantait la voix principale.
Le style de guitare distinctif de Maybelle est devenu une caractéristique du groupe, et son « Carter Scratch », comme on l’appelait, est devenu l’un des styles de jeu de la guitare les plus largement copiés. C’était une façon de jouer une mélodie et du rythme en même temps, faisant de la guitare un instrument principal, et inspirant d’innombrables musiciens après elle. Par exemple, quand j’avais 13 ans et j’apprenais à jouer de la guitare, la première chanson que j’ai apprise à jouer fut « Wildwood Flower » de la famille Carter, qui mettait en vedette l’art de Maybelle. Chaque ado qui apprenait la guitare à cette époque a appris « Wildwood Flower », l’une des pièces les plus didactiques jamais écrites. Un guitariste afro-américain du nom de Lesley Riddle a appris à Maybelle comment jouer simultanément la mélodie et le rythme. Riddle a aussi accompagné A.P. Carter dans plusieurs de ses voyages de repérage qu’il a faits afin de recueillir des chansons à jouer et à enregistrer après les enregistrements de Bristol.
« Single Girl, Married Girl » est le deuxième disque 78 tours que la famille Carter a enregistré pour Victor Records, le 2 août 1927. Cette version a plus tard été incluse dans la Anthology of American Folk Music de Harry Smith, la « bible » de la renaissance folklorique des années 1960. Notamment, la chanson ne met pas en vedette A.P. Carter, mais est plutôt un solo de Sara Carter sur l’autoharpe accompagnée de sa cousine Maybelle sur une simple guitare Stella.
Les paroles de « Single Girl, Married Girl » décrivent non seulement la détérioration du mariage de Sara et d’A.P., qui s’est terminé par un divorce en 1936, mais offre aussi une comparaison frappante du sort des femmes mariées et des filles célibataires dans les années 1920. À cette époque, les femmes mariées consacraient toute leur vie à s’occuper de la famille. Les filles célibataires, souvent appelées « Flappers », fumaient, buvaient, portaient leurs jupes courtes et leurs cheveux encore plus courts. Les femmes mariées devaient avoir des enfants, faire la lessive, préparer les repas et nourrir les enfants, nettoyer la maison et, dans le cas particulier de Sara, couper du bois de chauffage et labourer les champs. A. P. était parti de chez lui dans la Poor Valley (bien nommée) pour de longues périodes, essayant de vendre des boutures d’arbres fruitiers et voyageant dans de nombreuses communautés isolées des Appalaches centrales avec son ami Lesley Riddle, recueillant des chansons de divers chanteurs et musiciens qui finirent par se retrouver dans le répertoire de la famille Carter.
Même après avoir obtenu le droit de vote en 1920 (seuls les hommes blancs pouvaient voter aux États-Unis avant 1920), les femmes n’étaient pas sur un pied d’égalité avec les hommes dans pratiquement tous les domaines de la vie. On s’attendait à ce que les femmes mariées se consacrent à la gestion du ménage, à l’éducation des enfants et à l’acceptation du jugement de leur mari. Au début de la décennie, la plupart des femmes des Appalaches vivaient dans des zones rurales sans électricité. Ils devaient garder la nourriture fraîche sans réfrigérateur, repasser avec un fer à repasser qui devait être constamment réchauffé, cuire sur un poêle à bois, aller à un puits extérieur pour l’eau, et toujours visiter une bécosse au lieu d’une salle de bains. L’électrification rurale n’a atteint de nombreuses maisons rurales des Appalaches que dans les années 1940. La plupart des Américains croyaient que les femmes ne devraient pas travailler à l’extérieur de la maison si leurs maris occupaient un emploi. Si les femmes travaillaient, les employeurs avaient le droit de les congédier après leur mariage ou si elles avaient des enfants, une pratique qui dure encore aujourd’hui chez les femmes non syndiquées. Les femmes célibataires, divorcées ou veuves, faisaient également face à de nombreux défis. Une femme non mariée ne pouvait pas présenter une demande de crédit sans avoir un cosignataire masculin.
Bien que le divorce ait été plus accessible dans les années 1920 qu’il ne l’avait été dans les décennies précédentes, il portait encore une lourde stigmatisation. Il y avait peu de ressources juridiques ou d’options pour les femmes qui étaient coincées dans des relations violentes. Toute la famille d’un de mes amis d’enfance a beaucoup souffert aux mains d’un père violent. Sa mère a supplié l’Église catholique de lui accorder le divorce, mais elle fut ignorée. Le divorce n’était permis que dans les situations où il y avait adultère, bien que des exceptions étaient faites dans les cas de bigamie ou d’impuissance. Dans les cas de divorce, les femmes devaient prouver qu’elles étaient saines d’esprit si elles voulaient obtenir la garde de leurs enfants. Les femmes divorcées étaient universellement considérées comme des échecs, trop faibles et inaptes pour être mères.
Sara Carter a épousé Coy Bayes, le cousin germain de A. P., et a déménagé en Californie en 1943. Le groupe Carter original s’est dissous à la fin des années 1940. Maybelle a commencé à jouer avec ses filles Helen, June et Amita sous le nom de The Carter Sisters and Mother Maybelle (le groupe s’est rebaptisé The Carter Family dans les années 1960).
En 1949, le guitariste Chet Atkins (1924-2001) a quitté son emploi à Knoxville, au Tennessee, pour rejoindre les Carter. Leur musique a rapidement attiré l’attention du Grand Ole Opry, bien qu’Atkins ait été initialement interdit de tous ses spectacles. Les interprètes de l’Opry pensaient, et à juste titre, qu’Alkins était un trop bon guitariste et qu’il ferait paraître tout les autres inférieurs. Ils finirent par céder et Atkins devint membre de l’Opry dans les années 1950. Atkins a commencé à travailler sur des sessions d’enregistrement et on lui attribue largement la création du « Nashville Sound » qui, malgré sa popularité, a fait sombrer la musique country au niveau de la chanson populaire à partir des années 1960.
En parlant de l’auteur-compositeur du Piedmont Dorsey Dixon (1897-1968), l’historien Patrick Huber a dit qu’il « possédait un don rare pour exprimer … des messages sociaux compliqués dans un langage franc, d’autant plus poignant par sa simplicité. » On pourrait dire la même chose de Sara Carter. Dans le contexte de la culture américaine du début du XXe siècle, « Single Girl, Married Girl » n’est pas seulement l’une des chansons les plus courageuses jamais enregistrées et un hommage éclatant à la grande ingéniosité de Sara Carter, mais c’est aussi un schéma des plus profonds pour le changement social issu de la musique « roots » américaine. « Single Girl, Married Girl » présente une certaine ressemblance avec « Single Life » de Roba Stanley (1908-1986), enregistrée en 1925 alors qu’elle n’avait que 14 ans. Les deux chansons, enracinés dans la culture populaire des Appalaches, dénoncent sévèrement le mariage et la maternité pour avoir étouffé la mobilité personnelle et sociale des femmes. Le succès commercial immédiat de « Single Girl, Married Girl » a aussi fait ressortir l’attrait de la musique traditionnelle pour un public plus large que celui des Appalaches. Après la sortie des premiers enregistrements de la famille Carter, Sara a été surprise de constater que « Single Girl, Married Girl » était la chanson la plus vendue quand son premier paiement de redevances est arrivé.
Richard Séguin – voix, guitare acoustique, mandoline, banjo